10
Maudit hiver

 

 

— Un mot de Drizzt, indiqua Cassius en tendant le parchemin à Régis, délivré par un habitant de Luskan des plus antipathiques ! Un sorcier de premier ordre – voilà du moins ce qu’il pense. (Régis prit le feuillet enroulé et défit le lien qui le maintenait serré.) Je crois que tu seras content.

Le halfelin leva sur lui des yeux étonnés.

— Tu l’as lu ?

— Ce sorcier de Luskan, un dénommé Val-Doussen – dire qu’il se proclame si intelligent ! – ne se rappelait plus le nom du destinataire de cette lettre. Alors, oui, j’en ai parcouru le contenu, lequel m’a indiqué clairement qu’il était destiné à Bruenor Marteaudeguerre ou toi… ou les deux.

Régis hocha la tête comme si l’explication lui convenait, même si, en fait, il se disait que Cassius aurait pu arriver à la même conclusion sans lire le message ! Après tout, à qui d’autre Drizzt et Catti-Brie écriraient-ils ? Le halfelin préféra laisser courir ; ce qu’avait à lui dire le drow l’intéressait beaucoup trop. Il déroula le parchemin, y fit courir ses yeux.

Un sourire éclaira son visage.

— On dirait que votre ami barbare est toujours vivant, nota Cassius.

— En effet ! Ou, du moins, cette marque que nous avons vue sur la femme ne signifie pas ce que nous avons tous craint… (Le conseiller acquiesça, mais Régis nota qu’une ombre passait sur son visage.) Qu’y a-t-il ?

— Rien.

— Voyons, quelque chose te tracasse… (Le halfelin réfléchit à ses propres paroles au moment où Cassius réagissait ainsi.) Ah, la femme ! Que s’est-il passé ?

— Elle est partie, avoua l’homme.

— Morte ?

— Évadée, rectifia l’Ancien. Cela fait une dizaine. Le conseiller Kemp l’a envoyée sur un bateau de pêche de Targos pour qu’elle y passe le temps de sa peine ; un bateau différent de celui où on a placé les autres de sa bande, parce qu’il savait bien que c’était elle la plus dangereuse, et de loin. Elle a sauté à l’eau dès que le navire a levé l’ancre.

— Alors elle est morte gelée dans Maer Dualdon, supposa Régis.

Il connaissait bien le lac, savait que personne ne pouvait survivre dans ses eaux glacées, même en plein été. En cette saison, ce n’était pas la peine d’y penser !

— C’est ce qu’a cru l’équipage, fit Cassius, mais elle devait avoir un enchantement sur elle, parce qu’on l’a vue gravir la berge un peu à l’ouest de Targos.

— Dans ce cas, elle a dû périr sur la rive sud du lac, ou bien elle erre à moitié morte au bord de l’eau…

Mais le conseiller secouait obstinément la tête.

— On dirait que Gemme Poivre est trop intelligente pour cela. On ne la trouve nulle part, et des vêtements ont été volés dans une ferme à l’ouest de la ville. À mon avis, cette femme a pris depuis longtemps la route qui mène hors du Valbise. Bon débarras !

Régis n’était pas d’accord ; il se demandait si Gemme Poivre n’allait pas représenter un danger pour ses amis. Elle connaissait Drizzt, et devait avoir une fameuse dent contre lui ! Si elle rejoignait la bande de pirates où elle avait sévi auparavant, peut-être le drow et elle allaient-ils de nouveau se croiser…

Le halfelin s’exhorta au calme. On n’avait guère de motifs de s’inquiéter pour le sort de Drizzt et Catti-Brie.

Si Gemme Poivre se trouve sur le chemin de ces deux-là, ce sera plutôt à elle de se faire du souci, décida-t-il avant de laisser tomber le sujet.

— Je dois voir Bruenor, annonça-t-il à Cassius.

Il roula bien serré le parchemin et se précipita hors de la demeure de l’Ancien, puis traversa à toute vitesse Bryn Shander dans l’espoir de rattraper une caravane qu’il savait partir pour les mines naines le matin même.

La chance était avec lui : il convainquit les marchands de l’emmener, et passa le trajet dans une carriole pleine de sacs de grain, où il dormit abondamment.

Quand Régis arriva près du nain tard le soir, celui-ci faisait montre d’une humeur massacrante, ce qui n’avait rien d’inhabituel depuis le départ de Drizzt et Catti-Brie.

— Vous remontez d’la pierre friable ! hurlait-il à l’adresse de deux jeunes mineurs dont le visage et la barbe étaient noirs de poussière. (Il brandit un des échantillons rocheux qu’il avait sortis de leur chariot, l’écrasa dans son poing.) Vous croyez p’t’être qu’y a du minerai là-dedans ?

— C’est pas facile à creuser, osa remarquer un des malheureux jeunots. (Sa barbe lui atteignait à peine le milieu du cou.) On est au plus profond, la tête en bas…

— Mais t’imagines qu’ça m’intéresse de t’entendre pleurnicher ? rugit Bruenor.

Le roi nain grinça des dents, serra les poings et, tout tremblant, lâcha un énorme grondement. On aurait cru qu’il cherchait à expulser physiquement la rage de son corps.

— Mon roi ! s’écria l’autre. On y r’tourne, on trouv’ra d’la bonne pierre !

— Pff ! fit Bruenor, furieux.

Il se tourna, se jeta de toutes ses forces contre le chariot plein à ras bord, qu’il fit basculer. Cette explosion parut l’avoir calmé, parce que ensuite il resta sans bouger, l’œil sur le véhicule renversé et sur les cailloux jonchant le couloir, ses petites mains sur les hanches. Il ferma les yeux.

— Pas b’soin de redescendre, annonça-t-il posément aux deux autres. Allez vous nettoyer et prendre un peu d’nourriture. Le minerai, là, il a pas de défaut, c’est plutôt votre roi qui sait pas s’tenir, si je m’en crois.

— Oui, mon roi ! répondirent à l’unisson les jeunots.

Régis accourait de l’autre côté ; il salua de la tête les mineurs qui se détournèrent et partirent en trottinant, l’air contrarié.

Le halfelin posa la main sur l’épaule de Bruenor qui faillit sauter hors de ses bottes ! Il se tourna vers l’intrus, une expression tempétueuse sur le visage.

— Mais tu vas pas bien d’faire ça ! (Puis, voyant qu’il s’agissait de Régis, il se calma un peu.) Tu d’vrais pas être au Conseil ?

— Ils se débrouilleront sans moi, assura le halfelin avec un sourire. J’ai pensé que je te serais plus utile… (Le nain lui jeta un regard intrigué, Régis dirigea ostensiblement ses yeux vers les deux qui s’éloignaient.) Tu châties de fameux criminels ! fit-il remarquer, sarcastique.

Bruenor donna un coup de pied dans un caillou qu’il envoya voler contre le mur. Il paraissait de nouveau étouffer de rage rentrée, sur le point d’éclater. Mais cette nuée orageuse passa vite, remplacée par une expression désespérée. Le nain voûta les épaules, baissa la tête, la secoua lentement, accablé.

— Je peux pas supporter de perdre encore l’fiston, avoua-t-il.

Le halfelin fut tout de suite près de lui, une main réconfortante sur son épaule. Bruenor leva le regard sur son ami, et Régis lui offrit un grand sourire avant de lui mettre le parchemin sous le nez.

— Un mot de Drizzt, expliqua-t-il.

Les mots lui étaient à peine sortis de la bouche que Bruenor attrapait le feuillet et le déroulait.

— Catti-Brie et lui ont retrouvé l’fiston ! ulula-t-il.

Il s’interrompit en commençant à lire.

— Non, mais ils savent comment Wulfgar s’est vu arracher Crocs de l’égide, ajouta très vite le halfelin.

Après tout, c’était ce qui les avait au départ incités à craindre pour la vie du barbare.

— On y va, annonça le nain.

— On y va ? Mais où ?

— Rejoindre Drizzt et Catti-Brie. Retrouver l’fiston ! rugit Bruenor. (Il avança à grands pas dans le couloir.) On s’en va cette nuit, Ventre-à-Pattes. T’as intérêt à t’préparer !

— Mais…, commença le halfelin.

Il bafouilla les prémices d’une série d’objections, notamment le fait que la saison était bien avancée pour quitter Dix-Cités. On arrivait à la fin de l’automne, une saison qui ne s’attardait jamais longtemps dans le Valbise avant de faire place à un hiver toujours impatient…

— On y arrivera à Luskan, Ventre-à-Pattes, te fais pas d’souci !

— Tu devrais emmener des nains avec toi, balbutia Régis qui courait pour rattraper son ami. Oui, des nains robustes, qui peuvent braver les tempêtes hivernales, qui savent se battre…

— Pas besoin d’eux ! Je t’aurai avec moi, et chuis bien sûr qu’tu voudrais pas rater l’occasion de m’aider à retrouver l’fiston.

Ce n’était pas tant les paroles de Bruenor que leur ton d’évidence qui l’indiquait : le nain resterait sourd à tout argument contraire.

Régis crachota quelques sons indéchiffrables, puis se résolut dans un soupir.

— Toutes mes affaires de voyages se trouvent à Bois Isolé, parvint-il tout de même à objecter encore.

— Tu as tout c’qu’il te faut dans mes mines, contra Bruenor. Et on passera par Bryn Shander en partant pour qu’tu t’excuses auprès de Cassius. Il gardera un œil sur ta maison et tes biens !

— Bien sûr…, marmonna le halfelin à part lui, d’un ton des plus sarcastiques.

La dernière fois qu’il avait quitté la région, comme d’ailleurs à chacun de ses voyages hors du Valbise, il n’avait rien retrouvé de ses possessions à son retour. Les bonnes gens de Dix-Cités étaient pourtant d’assez honnêtes voisins, mais aussi de véritables vautours quand il s’agissait de nettoyer des maisons abandonnées, même pour peu de temps !

Les deux compères, conformément aux souhaits de Bruenor, prirent la route cette même nuit, cheminant sous des cieux limpides, cinglés par un vent froid. Ils se dirigeaient vers les lumières lointaines de Bryn Shander où ils arrivèrent juste avant l’aube. Malgré les supplications de Régis pour qu’il se montre un peu patient, le nain se rendit tout droit à la demeure de Cassius et en frappa l’huis de toutes ses forces. Il héla aussi à pleins poumons le conseiller, de sorte qu’il réveilla beaucoup d’habitants du quartier en plus du maître de maison.

Quand l’Ancien, les yeux encore lourds de sommeil, finit par ouvrir sa porte, Bruenor poussa le halfelin à l’intérieur en beuglant :

— Je te donne le temps qu’mon vieux cœur batte un peu !

Puis, quand il eut estimé qu’un délai suffisant s’était écoulé, il entra en force à son tour, attrapa son ami par la peau du cou, offrit quelques excuses de pure forme à Cassius et ressortit, Régis dans son sillage. Il le traîna ainsi par toute la ville, jusqu’à la porte ouest.

— Cassius m’a dit que les pêcheurs s’attendaient à une tempête ! ne cessait de protester le malheureux. (Rien dans l’attitude déterminée de Bruenor n’indiquait qu’il l’ait entendu.) Le vent et la pluie, ce sera déjà assez pénible, mais si ça tourne à la neige et au grésil…

— C’est jamais qu’une tempête ! l’interrompit le nain avec un reniflement railleur. Y aura aucune tempête pour m’arrêter, Ventre-à-Pattes, et toi non plus tu pourras pas. J’t’emmène !

— Les yetis sortent en force à cette époque de l’année !

— Parfait ! Ma hache s’affût’ra sur leurs crânes bien durs, contra Bruenor.

Le temps se gâta très vite : une pluie régulière, mordante, frappait les voyageurs, plus horizontale que verticale dans le vent violent.

Régis, malheureux, trempé jusqu’aux os, se plaignit sans discontinuer, même sachant que son ami, avec le sifflement de la bise, ne pouvait l’entendre. Au moins, l’air soufflait derrière eux et leur faisait accélérer le pas, ainsi que ne manqua pas de le souligner Bruenor avec un grand sourire.

Le halfelin – le nain aussi, d’ailleurs – savait à quoi s’en tenir : le vent venait du sud-est, des montagnes, la direction la plus improbable et généralement la plus dangereuse. Au Valbise, de telles tempêtes évoluent souvent en perturbations dénommées noroîts. Si celle-ci traversait tout le val jusqu’à la mer, les courants aériens du nord-ouest, de direction opposée, pouvaient la maintenir pendant des jours au-dessus des icebergs.

Les voyageurs s’arrêtèrent pour la soirée dans une ferme où on voulut bien les accueillir, mais où on leur dit qu’ils dormiraient dans l’étable avec les bêtes, non dans la maison de maître. Tandis que, nus, ils se blottissaient autour de leur petit feu (leurs vêtements séchant sur les poutres du toit), Régis tenta une fois de plus d’en appeler au bon sens de son ami.

Et se demanda où il avait bien pu passer.

— C’est un noroît, affirma-t-il. On peut avoir ce temps pendant une dizaine et le voir tourner encore plus froid.

— C’est pas encore un noroît, grommela le nain.

— On peut attendre qu’il passe, rester ici… ou peut-être à Bremen. Mais traverser le Valbise par un temps pareil pourrait signifier notre mort !

— C’est jamais qu’un peu d’pluie ! (Bruenor arracha une énorme bouchée du morceau de mouton que leur hôte leur avait donné.) J’ai d’jà vu pire, je jouais au milieu de pires tempêtes quand j’étais gamin à Castelmithral. T’aurais dû voir la neige dans les montagnes à l’époque, Ventre-à-Pattes. Ça tombait deux fois la hauteur d’un nain en une fois !

— Il suffirait d’un quart de cette hauteur pour nous bloquer sur la route, nous laisser gelés, morts, prêts à nous faire dévorer par les yetis !

— Pff ! C’est pas la neige qui va m’arrêter quand je cherche l’fiston, ou alors chuis un gnome à barbe ! Tu peux tourner casaque si t’as envie. Tu devrais avoir pas trop d’mal pour arriver à Targos, de là tu traverses le lac et t’es chez toi. Mais moi je marche dès que j’aurai un peu dormi, et j’m’arrêterai pas avant la porte de Luskan et cette taverne que Drizzt a dite, le Coutelas. (Régis fit de son mieux pour rester impassible, hocha simplement la tête.) Quoi qu’tu fasses, je t’en voudrai pas. Si tu t’sens pas de m’accompagner, fais demi-tour !

— Mais toi, tu ne renonces pas ?

— Jamais.

L’esprit rationnel du halfelin pouvait hurler d’indignation tant qu’il voulait, Régis ne pouvait se résoudre à abandonner son ami aux périls de la route. Les deux compagnons se remirent en chemin au matin.

Ce jour-là, le vent souffla du nord-ouest au lieu du sud-est, et leur envoya la pluie en pleine figure, ce qui ralentit considérablement leur avance et les rendit encore plus malheureux. Bruenor ne se plaignit pas, marcha sans dire un mot, penché en avant.

Le halfelin, stoïque, suivait, s’arrangeant tout de même pour se trouver toujours un peu en arrière du nain, à sa gauche, utilisant le corps trapu de Bruenor pour s’abriter plus ou moins. Celui-ci concéda un léger détour par le nord afin de passer la nuit dans une autre ferme bien connue pour héberger les voyageurs. En fait, ce soir-là, les deux amis rencontrèrent un autre groupe en route vers Luskan. Ils s’étaient arrêtés depuis deux jours parce qu’ils craignaient que leurs chariots, avec ce temps, restent embourbés.

— C’est trop tôt dans la saison, expliqua le conducteur de tête. Le sol est pas encore gelé, on a aucune chance d’avancer.

— On dirait qu’on va passer l’hiver à Bremen ! maugréa un autre.

— C’est pas la première fois ni la dernière, conclut le meneur. On peut vous emmener là-bas si vous voulez.

— C’est pas là qu’on va, précisa le nain entre deux morceaux de viande (encore du mouton), mais à Luskan. (Tous les caravaniers s’entre-regardèrent, incrédules, et les deux voyageurs isolés entendirent marmonner à plusieurs reprises : « Noroît ! ») Nous, on a pas d’carrioles qui risquent de rester bloquées dans la boue.

— La boue, elle va monter jusqu’à tes p’tites cuisses ! railla quelqu’un dans un gloussement qui s’éteignit bien vite devant le regard menaçant du nain.

Tous les membres de l’autre groupe, y compris le conducteur de tête, exhortèrent les deux obstinés à se montrer raisonnables, mais ce fut Régis, et non Bruenor, qui mit fin au débat :

— On vous reverra sur la route le printemps prochain, quand on reviendra tandis que vous quitterez le val !

Ce qui arracha un bon rire franc au nain. Dès avant l’aube, avant que les fermiers ou les autres voyageurs aient seulement ouvert les yeux, les deux amis avaient repris la route et se courbaient dans le vent violent. Ils savaient qu’ils avaient passé leur dernière nuit à couvert avant longtemps, qu’ils auraient désormais du mal à seulement trouver un abri suffisant pour allumer un petit feu crachotant de bois mouillé, que des ornières pleines de boue les attendaient, dissimulées parfois sous une épaisse couche de neige !

Mais ils savaient aussi que Drizzt et Catti-Brie seraient au bout du chemin, et peut-être Wulfgar.

Régis n’eut pas un mot de protestation le troisième jour, ni les deux qui suivirent, alors qu’ils n’avaient plus de vêtements secs, que le vent avait décidément tourné à la bise et que la pluie avait fait place à la neige et au grésil. Ils avançaient à la file. Bruenor, un bloc de force déterminée, ouvrait la voie pour le halfelin, malgré la boue qui voulait le retenir à chaque pas et la neige lui arrivant à la taille.

La cinquième nuit, ils bâtirent un igloo pour s’abriter ; le nain parvint à allumer un feu, mais les voyageurs avaient déjà les pieds engourdis. Vu le volume des précipitations, ils pensaient à leur réveil trouver la neige aussi haute que la pointe de l’unique corne sur le casque de Bruenor.

— J’aurais pas dû t’emmener, reconnut celui-ci d’une voix solennelle. (Le halfelin n’avait jamais entendu une phrase aussi proche d’un aveu de défaite dans la bouche de son indomptable compagnon !) J’aurais dû compter sur Drizzt et Catti-Brie pour revoir l’fiston au printemps !

— Allons, nous sommes presque sortis du val, répondit Régis avec autant d’enthousiasme qu’il put. (C’était exact. Malgré le temps détestable, ils avaient bien avancé et voyaient le col, qui restait encore tout de même à une journée de marche.) La tempête a au moins tenu les yetis à distance.

— Parce que ces foutus machins sont plus malins qu’nous ! grommela Bruenor.

Sur quoi il posa ses pieds presque au milieu des flammes pour tenter de les dégeler.

Cette nuit-là, ils eurent du mal à trouver le sommeil ; ils s’attendaient à tout moment à voir le dôme de neige s’effondrer sur eux. Quand Régis, plus tard, s’éveilla dans l’obscurité, tout était si silencieux, si immobile, qu’il se crut sincèrement mort.

Il resta allongé là pendant un moment qui lui parut durer des jours, et finalement la voûte neigeuse au-dessus de lui s’éclaira de plus en plus, se mit même à luire.

Le halfelin poussa un soupir de soulagement ; mais où était Bruenor ? Le petit homme roula sur le côté, se redressa sur les coudes, regarda partout autour de lui. Dans la semi-obscurité, il aperçut finalement le sac de couchage du nain, vide, en désordre. Il eut à peine le temps de se demander ce que fabriquait son ami avant qu’un mouvement dans le tunnel de l’igloo l’alerte. Il retint sa respiration.

Bruenor revenait. Il n’avait jamais été aussi peu couvert depuis le début de leur périple.

— Il fait soleil ! annonça-t-il avec un grand sourire. La neige fond vite. On a intérêt à se sortir de là avec nos affaires si on veut pas qu’le toit nous coule dessus !

Ils n’avancèrent pas beaucoup ce jour-là, parce que avec la chaleur le terrain était encore plus boueux, presque infranchissable. Enfin, au moins ils ne gelaient plus, aussi ce ralentissement ne les affecta-t-il pas trop. Bruenor parvint à trouver un emplacement sec pour y passer la nuit, ils savourèrent un bon repas et une nuit agitée, emplie de hurlements de loups et de grognements de yetis.

Mais ils purent quand même se reposer un peu. À leur réveil, ils durent se demander s’ils avaient eu raison : dans le noir, un loup (à en juger par les traces) avait pillé leurs provisions !

Malgré cette perte et leur fatigue, ce fut de bonne humeur qu’ils abordèrent le col. La neige n’y était pas tombée, le sol restait bien sec et ferme. Ils montèrent le camp tout près d’une haute paroi rocheuse protectrice, et eurent la surprise d’apercevoir dans l’obscurité une autre lueur que leur feu. Il y avait un campement plus haut, contre le mur est de la gorge.

— Bon, ben va voir c’que c’est, dit Bruenor à Régis. (Le halfelin lui jeta un coup d’œil perplexe.) Tu sais te faufiler, toi, non ? (Le halfelin poussa un petit gloussement d’incrédulité – inutile de discuter, il le savait –, se leva de la pierre où il s’était assis pour manger à l’aise, éructa plusieurs fois, frotta son ventre bien plein.) Ouais, vide-toi bien d’tout ton air avant d’aller espionner les copains…

Régis rota encore, se tapota la bedaine, puis, avec un soupir résigné que décidément il se retrouvait à souvent pousser en compagnie de Bruenor, partit dans la nuit sombre. Le nain se chargeait de nettoyer les reliefs du repas.

L’odeur de gibier rôti flottait autour de l’autre campement, de plus en plus forte à mesure que le halfelin escaladait en silence la paroi abrupte, et Régis songea que son ami n’avait peut-être pas eu tort de l’envoyer en chasse. Peut-être allaient-ils tomber sur un groupe de rôdeurs prêts à partager les morceaux dont ils ne voudraient pas, ou bien sur des marchands qui les avaient précédés hors du val et voudraient bien les engager comme gardes jusqu’à Luskan…

Perdu dans ses rêveries de voyage confortable, impatient de porter à sa bouche des morceaux de ce gibier si fragrant, Régis faillit déboucher sans autre précaution qu’un grand sourire sur la plate-forme. Mais la prudence l’emporta, et heureusement : quand il se hissa tout doucement pour jeter un coup d’œil furtif sur le petit plateau, Régis ne vit ni rôdeurs ni marchands, mais bien des orques ! De gros hideux méchants orques puants. Des bêtes féroces vêtues de peaux de yetis, qui arrachaient de grandes bouchées de leurs cuissots, broyaient sous leurs dents os et cartilages, se jetaient des imprécations, se disputaient pour chaque morceau de rôti qu’elles dépeçaient sur la carcasse.

Le halfelin ne se rendit même pas compte tout de suite que ses bras flageolaient et qu’il risquait de dévaler une falaise de dix bons mètres ! Il s’installa juste sous la lèvre de l’escarpement avec la plus grande prudence, s’efforçant de retenir le cri qui lui montait aux lèvres, et même sa respiration.

Dans le passé, l’aventure n’aurait pas été plus loin : Régis serait redescendu en hâte et aurait couru apprendre à Bruenor qu’il n’y avait rien à gagner à s’approcher de ce feu. Mais, ces derniers mois, il s’était efforcé de jouer un rôle plus important dans les exploits de ses héros d’amis et y avait gagné une nouvelle assurance. Il en avait assez que ses relations semblent le tenir pour quantité négligeable quand ils parlaient des Compagnons du Castel, et décida que ce n’était pas le moment de tourner le dos à cette occasion. Bien au contraire !

Il comptait fermement rapporter deux bonnes portions de rôti pour Bruenor et lui-même. Comment s’y prendre ?

Régis contourna le campement, puis, quand la lumière du feu ne put plus trahir sa présence, jeta de nouveau un coup d’œil sur la plate-forme. Les orques s’occupaient toujours à bâfrer. Une bagarre faillit éclater quand deux d’entre eux voulurent s’emparer du même morceau de viande – le premier essaya même de mordre le bras du second.

Une certaine agitation s’ensuivit, dont profita le halfelin pour prendre pied sur le petit plateau et ramper jusque derrière un rocher. Quelques instants plus tard, une autre querelle éclata entre les monstres. Régis repéra un trajet possible, s’approcha encore.

— Bien joué, prononça-t-il à voix inaudible. Je vais me faire tuer, c’est certain. Ou pis encore, capturer, et c’est Bruenor qui périra sous leurs coups en venant me chercher !

Cette possibilité pesait très lourd sur les épaules du petit homme. Le nain était certes un combattant redoutable, qui saurait faire sentir aux orques toute l’ampleur de sa colère, mais ces bêtes-là étaient énormes, féroces… et puis il y en avait quand même six.

L’idée qu’il risquait aussi la vie de son ami faillit faire renoncer le halfelin…

… Mais non.

Régis finit par se trouver suffisamment près pour sentir la puanteur des maudites brutes, et surtout pour pouvoir remarquer certains détails individuels. Ainsi, l’une d’elles portait un bracelet d’or qui devait valoir cher, dont le fermoir paraissait facile à défaire.

Un plan commençait à prendre forme.

L’orque au bracelet tenait de la même main un gros morceau de cerf, une patte arrière, qu’il portait à sa bouche en va-et-vient, selon un mouvement des plus réguliers.

Le halfelin attendit patiemment qu’il se querelle avec celui à sa gauche, ce qui devait arriver tôt ou tard puisque chaque membre du groupe s’opposait à tour de rôle à tous les autres ! Quand la brute au bracelet tendit à droite son morceau de viande pour le protéger de la convoitise de l’autre, une petite main sortit discrètement de l’ombre et des doigts potelés mais agiles s’emparèrent sans difficulté du bijou.

Régis écarta ensuite son butin vers la droite, non vers lui : il le plaça dans la poche de l’orque à côté de sa victime, en silence, doucement, en prenant bien soin d’en laisser dépasser le bout de la chaîne.

Puis il retourna très vite derrière son rocher et attendit.

Un peu plus tard, l’orque dépouillé eut un sursaut d’étonnement.

— Qui qui l’a pris ? demanda-t-il dans la langue sommaire de ces créatures, que Régis connaissait un peu.

— Pris quoi ? bafouilla l’orque à gauche. T’as l’meilleur, gros goinfre !

— T’as pris ma chaîne ! gronda le volé.

Il donna à l’autre un bon coup de cuissot sur la tête.

— Hein, Tuko l’a là ? s’étonna un autre encore. (Ironiquement, celui qui avait le bracelet dans sa poche.) T’as mis ta main loin d’Tuko toute la nuit !

Le calme revint pendant quelques secondes. Régis retenait sa respiration.

— Ben tiens, Ginick ! remarqua alors celui qu’on avait volé.

Régis, à son ton sournois, comprit que l’imbécile avait remarqué le bijou.

S’ensuivit une bagarre générale, des plus violentes, où la dupe du halfelin bondit, visant la tête de Ginick de sa massue improvisée (la patte de cerf) tenue à deux mains. L’orque cible bloqua le coup de son bras musculeux et réagit sans traîner : il attrapa son assaillant à la taille pour le basculer en plein sur le malheureux Tuko. Bientôt les six orques se battaient allégrement, arrachant les cheveux de leurs adversaires, leur donnant des coups de poing ou de massue, les mordant.

Régis s’éloigna peu de temps après avec assez de gibier pour un nain et un halfelin gloutons.

À son poignet gauche étincelait un bracelet d’or nouvellement acquis, qui avait eu la bonne idée de choir d’un orque accusé à tort de vol.

La Mer des Épées
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